Cycle #5 Le passage en réacteur, ou l’irradiation du combustible

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Après avoir extrait l’uranium, l’avoir converti puis enrichi et en avoir fait des assemblages combustible prêts à l’emploi, il est temps d’enfin produire de l’énergie.

Cela consiste en général à enfourner nos 1200 tML dans nos 58 REP, on laisse mijoter 3-4 ans et l’on revient voir ce à quoi ça ressemble. Mais on va tenter de balayer ça en seulement quelques minutes, hmm ? 😁

On va voir très brièvement comment on gère la partie centrale du cycle du combustible : le passage en réacteur. 

Pour rappel, on avait dans les 200, 250 assemblages d’environ 250 crayons de combustible, dans un cœur de réacteur français. Qui vont goûter la foudre d’Ouranos et Pluton, sous la forme d’une réaction en chaîne de fission nucléaire.

Des trucs radioactifs vont décroître, des trucs fissiles vont fissionner, et d’autres trucs vont gober des neutrons et transmuter – ou pas.
Par ou je commence, moi ?
Par la matière noble, disons. L’uranium 235, qui constitue 3 à 5% de l’uranium qu’on enfourne, grâce a l’enrichissement.

Devenir de l’uranium 235

Lui, il est fissile, donc une partie des atomes va fissionner en libérant de l’énergie ainsi que, pour chaque noyau fissionné, deux (ou plus rarement trois) produits de fission, et des neutrons.
L’énergie est essentiellement portée par les produits de fission, sous la forme d’énergie cinétique, et qui va être cédée sous la forme de chaleur à la masse du combustible puis se transmettre à l’eau du circuit primaire.
Les neutrons, quant à eux, vont aller se perdre (sortie du cœur, absorption…) ou provoquer d’autres fissions.
Et les produits de fission, eux, vont… Comment dire…

Faire tout et n’importe quoi.

Faut bien comprendre : les produits de fission, chimiquement, ils représentent la moitié du tableau périodique à eux seuls. C’est un chimie de l’enfer là-dedans !
Certains vont rester sous une forme chimique pure, stable… Mais gazeuse, (xénon, krypton…).
D’autres font faire des agglomérats métalliques.
D’autres vont s’assembler pour former des molécules plus ou moins exotiques.

Le tout, avec une immense diversité isotopique : tous les types de radioactivité, toutes les échelles de demi-vies imaginable.

Bref, ces produits de fission vont être l’incarnation du mal, et on est bien content de les voir confinés :

  • par notre minuscule gaine en zirconium,
  • par l’acier du circuit primaire,
  • par le béton du bâtiment réacteur.

(Trois barrières de confinement minimum, toujours).

En plus de cela, on a une toute petite partie de l’uranium 235 qui va absorber des neutrons sans fissionner. Très peu, mais ce n’est pas négligeable : ça va former notamment de l’uranium 236 qui a tendance lui-même à pas mal absorber de neutrons, ce qui étouffe peu à peu la réaction en chaîne.

Passons à l’uranium 238.

Devenir de l’uranium 238

Lui, il n’est pas fissile, à priori. Ou très, très peu : une infime partie va fissionner, mais l’essentiel va rester tel quel.

Mais une partie de l’uranium 238 va être plus fourbe : elle va absorber des neutrons, et donc devenir de l’uranium 239.
Demi-vie : 23 minutes.
Descendant : neptunium 239.
Demi-vie : 2,3 jours.
Descendant : plutonium 239.
Demi-vie, 24 000 ans.

Et voilà les enfants comment on produit le plutonium !
Donc là, dans un réacteur type UNGG, RBMK ou CANDU, on peut extraire le combustible pour avoir du plutonium bien frais.
Dans nos REP par contre c’est un peu la misère de tout arrêter, dépressuriser et ouvrir la cuve, donc on ne récupère par le plutonium 239 trop vite, on le laisse mijoter.
Or, le plutonium 239 est fissile. Donc une partie va fissionner, au même titre que l’uranium 235, et aussi contribuer à produire de l’énergie.
À retenir : une partie de l’uranium 238, non fissile, finit par se transformer en plutonium qui est, lui, fissile, et joue donc dans la production d’énergie.

Par contre, parfois, le plutonium 239 absorbe aussi des neutrons sans fissionner et devient plutonium 240, 241… Et leurs descendants. Et parfois même des trucs plus exotiques comme de l’Americium, du Curium, du Californium. On les appelle actinides mineurs, on y reviendra.

Et notre pastille de combustible, comment elle vit tout ça ? Les contraintes chimiques, thermiques, mécaniques ?

Évolution de la pastille de combustible

Je vais pas entrer dans le détail, mais je tiens à le mentionner.

La pastille, elle prend cher. Gonflement, déformation, craquage, limite effritage, elle n’est pas gâtée. Outre les réactions chimiques variées qui se ont lieu avec l’apparition de produits de fission, elle soumise à des contraintes thermiques énormes, avec une variation de plusieurs centaines de degrés à chaque millimètre du rayon.
Notamment, elle a le mauvais goût de gonfler au point de venir s’appuyer sur la gaine, avec des risques de la percer – un gros sujet d’étude dans la conception du combustible.

Composition finale du combustible

Initialement, notre combustible, c’était, en gros, 5% de 235U et 95% de 238U. Après irradiation, ça serait plutôt :

  • 1% 235U
  • 1% de plutonium, majoritairement 239Pu
  • 4% de produits de fission en tous genres
  • 95% 238U

Ainsi que des traces, à hauteur d’environ 0,1% (au passage, je parle toujours de pourcentages en masse de métal lourd initial) d’actinides, une famille d’éléments chimiques, autres que le plutonium et l’uranium. Le terme « mineur » vient de leur toute petite proportion.
Et combien de temps pour tout ça ?

Et bien… 3 ou 4 ans, quand même. Oui, le combustible passe 3 ou 4 ans en cuve.
Mais on recharge tous les 12 à 18 mois !?

Notion de gestion de cœur

En fait, au fur et à mesure que le combustible passe du temps en réacteur (on dit qu’il est irradié), son efficacité se dégrade : d’une part, sa teneur en uranium 235 baisse, et, d’autre part, sa teneur en absorbeurs de neutrons (on les appelle « poisons neutroniques ») augmente.
Parmi eux, l’uranium 236 dont on a déjà parlé, certains isotopes du plutonium, et certains produits de fission.
Et passé un certain temps, impossible de soutenir la réaction en chaîne : trop de neutrons se font absorber par rapport au nombre de neutrons créés par les fissions.
C’est pour cela que, lorsque l’on dit que le combustible est usé, ou épuisé, il reste malgré tout de la matière fissile. On ne peut pas aller chercher chaque atome d’uranium 235 avec une réaction en chaîne.

Autre paramètre a prendre en compte, assez intuitif : on a un cœur à peu près cylindrique, donc les assemblages combustibles au centre vont bouffer beaucoup plus de neutrons, fissionner beaucoup plus et s’user beaucoup plus vite.

Donc, dans l’idéal, il faudrait pouvoir en continu retirer le combustible au centre quand il est pourri, déplacer peu à peu le combustible de la périphérie vers le centre, et réapprovisionner avec du combustible neuf la périphérie
Sauf que là, la technologie des REP avec sa cuve à 155 bar (même problème pour les REB), notre cas idéal, on s’le met dans l’cululu. On ne peut pas ouvrir la cuve tous les jours, tout décaler vers le centre, et refermer la cuve avant de redémarrer.

Donc le compromis qui a été trouvé, entre utilisation optimale du combustible et perte de temps minimale, c’est d’ouvrir une fois tous les 12 à 18 mois, retirer le tiers ou le quart du combustible, au centre, le plus pourri, décaler tous les autres assemblages de l’extérieur vers le centre, et mettre un tiers ou un quart de combustible neuf en périphérie.

Bon, là par contre je caricature à mort. Ça varie pas mal selon les réacteurs, l’enrichissement, etc.
Mais vous comprenez le principe, la logique qu’il y a derrière, c’est l’essentiel 🙂
Et en fonction de la durée de fonctionnement de chaque réacteur, on va pas ouvrir exactement le même nombre de cuves chaque année et charger exactement la même quantité de combustible. C’est pour ça que depuis le début, je suis parti sur 1200 tML par an, mais c’est une référence, pas une constante.

Compléments sur les plans de charge

Une autre raison pour laquelle cette description est caricaturale, c’est qu’on ne répartit pas tout à fait en 3 ou 4 zones annulaires concentriques. C’est pas « tout le combustible frais sur le bord, tout le plus usé au centre », c’est juste une tendance.

Il y a d’autres paramètres à prendre en compte qui nous éloignent de cette tendance. Par exemple, la présence éventuelle de MOx, qu’on ne peut pas disposer à notre guise dans le cœur. Il faut aussi prendre en compte l’emplacement des grappes de contrôle, qu’on aimerait éviter de mettre dans des assemblages trop usés (parce qu’ils sont peu réactifs, donc les étouffer un moindre effet).

Et il faut éviter de trop irradier la cuve, aussi. De ce point de vue, mettre le combustible le plus frais et réactif en périphérie, au contact de la cuve, c’est une idée à la con 😁
C’est entre autres pour ça que les configurations de cœur ont évolué avec le temps…

Et c’est une des raisons pour laquelle nos réacteurs vont largement dépasser les durées de vie que leurs concepteurs visaient 😉

Bon, et après ça ?

Déchargement du cœur

Tous les 12 ou 18 mois, donc, on sort définitivement un quart ou un tiers des assemblages combustible, qui ont passé 3 ou 4 ans en cuve, à 3 ou 4 positions différentes.

Ce combustible extrait, on le garde sous eau. Parce que la masse de produits de fission qu’il contient, ça produit un max de radioactivité et de chaleur.
Et l’eau, outre le fait que ça soit un bon moyen de garder le combustible pas trop chaud, ça fait aussi un bon écran aux radiations. Et c’est pas cher. Tout bon.

Et, toujours sous eau, on le transfère via un tunnel dans le bâtiment combustible où il trouve sa place en piscine.
Au passage, on utilise des sigles pour les bâtiments d’une tranche nucléaire. En l’occurrence, on va du BR, pour Bâtiment Réacteur, au BK. Pour Bâtiment Kombustible.

No troll 😁

Et ces piscines, qu’on appelle parfois piscine de désactivation, elle vont garder le combustible sous eau pendant un an ou deux encore.
Le temps que les produits de fission à vie très courte se soient désintégrés (d’où le nom « désactivation »), et que donc le combustible dégage moins de chaleur.

À ce moment, on pourra sortir les assemblages de l’eau pour les sécher et les enfourner dans un conteneur adapté à leur refroidissement et la protection contre les rayonnements, et transporter tout ça à l’usine de retraitement.

Et ça, ça sera l’affaire de notre prochaine étape du cycle 😉
(Qui ne tourne toujours pas rond, je sais 😁, c’est encore une belle ligne droite Amont ➡ Aval à ce jour !)

7 réflexions sur « Cycle #5 Le passage en réacteur, ou l’irradiation du combustible »

  1. Bonjour,
    Je fais partie des personnes opposées depuis toujours au nucléaire, mais je vous remercie de l’évidente sincérité, de la volonté pédagogique, de la légèreté humoristique et de la recherche d’objectivité qui sourdent de vos écrits.

    A la recherche d’informations depuis 40 ans sur un sujet qui est, pour moi, archétype de nos sociétés soumises à l’impératif de production, je crois cependant comprendre l’enthousiasme que provoque chez vous la technologie (nucléaire).

    Je ne peux m’empêcher de faire malicieusement un lien avec l’exclamation du Gal Buis, lors d’un épisode de la célèbre ancienne émission de télévision « apostrophe », de Bernard Pivot, en présence de Georges Brassens.
    Je cite le Général Buis,également écrivain : « Un paquet de chars Sherman, bien planqués dans le paysage, c’est beau ! ».

    Pour conclure, je ne peux (bis) que vous conseiller à mon tour la lecture,si vous ne connaissez pas, du livre de Jean-Pierre Pharabod et Jean-Paul Shapira « Les jeux de l’atome et du hasard », chez Calmann-Lévy.
    A l’époque de la sortie du livre (1988), Pharabod était ingénieur au laboratoire de Physique Nucléaire des Hautes Energies de l’Ecole Polytechnique, après avoir été 7 ans ingénieur des services nucléaires d’EDF.
    Schapira était lui, polytechnicien, directeur de recherches à l’Institut de Physique Nucléaire d’Orsay.
    Un magnifique exercice de démocratie informative.
    Continuez comme vous l’aimez.
    Delphin

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  2. Bonsoir,
    Je me régale de vous lire car en plus de l’enthousiasme, vous montrez une évidente maitrise du sujet.
    Quelque chose n’est pas clair pour moi. Le combustible une fois extrait du réacteur continue t’il à émettre autant de chaleur que quand il était en fonction. Et si oui, comment fait-on pour refroidir les piscines de désactivation ? (vu la chaleur dégagée par le combustible, elle devrait bouillir allégrement et au contraire c’est magnifiquement calme).

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    1. Bonjour !

      Dans un réacteur en production, plus de 90% de la chaleur générée l’est par le phénomène de fission nucléaire en chaîne.
      Les atomes d’uranium 235 et de plutonium absorbent des neutrons, ce qui provoque leur fragmentation en éclats tout en libérant énormément de chaleur – que l’on met à profit – et quelques neutrons qui vont à leur tour provoquer des fissions.

      Les fragments en question, que l’on appelle « produits de fission », sont radioactifs, et cette radioactivité libère un peu de chaleur. Les quelques pourcents restants.

      Lorsque l’on arrête un réacteur, on met fin à la réaction en chaîne. La quantité de chaleur produite tombe alors à 10% de sa valeur nominale. Et comme beaucoup des produits de fission sont des éléments radioactifs aux demi-vies extrêmement courtes, ceux-ci irradient énormément mais peu de temps. Une minute après l’arrêt, on tombe à 5% de la puissance initiale. Une heure après l’arrêt, 1.5%. Un jour après, 0.6%. Ça décroît comme ça de manière à peu près exponentielle.

      Ces quelques pourcents sont suffisants pour nécessiter un refroidissement actif en piscine ou par des ailettes de refroidissement lors des transports. Si on ne refroidit pas, cette faible puissance suffit à déclencher des accidents graves (Three Mile Island, Fukushima-Daiichi…).

      Dans les piscines de combustibles, le combustible chauffe donc en permanence l’eau, qu’on refroidit en parallèle pour maintenir stable sa température. On est sur des faibles puissances donc ça se fait assez facilement avec des échangeurs à air, comme si on refroidissait le liquide de refroidissement d’une voiture par son radiateur.

      Donc le combustible sorti du réacteur continue à émettre de la chaleur, mais cent fois, mille fois, dix mille fois moins (selon le temps depuis l’arrêt) que lorsque le réacteur est en service. Mais il faut continuer à évacuer cette chaleur tout de même, bien que cela soit de plus en plus facile avec le temps.

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